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Recensions

Ce questionnement
par Kostas Axelos, Paris, 
Ed. de Minuit, Coll. « Arguments », 2001, 125 p.

Lettres et lois. Le droit au miroir de la littérature
Ouvrage collectif sous la direction de François Ost, Laurent Van Eynde, Philippe Gérard, Michel van de Kerchove, 
Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 2001

La pensée herméneutique de Dilthey
Entre néokantisme et phénoménologie 
par Jean-Claude Gens, 
Presses Universitaires de Septentrion, 2002

Développement mondial et culturalités
Essai d’archéologie et de prospective éco-culturales 
par Claude-Raphaël Samama, 
Maisonneuve & Larose, Paris, 2001

L’étranger, l’identité
Essai sur l’intégration culturelle. 
par Toshiaki Kosakai, 
Payot, 2000

La maladie de l’Islam
par Abdelwahab Meddeb, 
223 p, Paris, 
Le Seuil, 2002

Le cerveau et la pensée
La révolution des sciences cognitives 
Ouvrage coordonné par Jean-François Dortier, Auxerre, 
Sciences Humaines, 2002. 

Ce questionnement
 
par Kostas Axelos, Paris, Ed. de Minuit, Coll. « Arguments », 2001, 125 p.

Comment remettre en jeu la vie, tant individuelle qu’historico-sociale, et le monde, comment faire parler le monde pour que justement nous puissions nous orienter vers une ouverture ? Le fleuve du devenir semble tari, l’horizon semble bloqué dans un temps plein d’agitation et de bruyance ressemblant à un « pandémonium d’extériorisation », et aussi de conformisme, d’images et d’affairisme culturel qui cultive l’anodin où « tout devient intéressant, plaisant, superficiellement ludique pour être vite oublié », sans voir par-delà les horizons clôturés notamment que « le triangle économie-politique-culture prend dans son étau tous ceux qui ont peur » (p. 93). Nous vivons aussi dans une époque dominée et conditionnée par la rationalité technicienne qui cherche à répondre à tout et à agir sur tout, non sans contribuer à la dévastation d’un monde en proie à la désignifiance, ce qui laisse peu de place à la pensée et à une ouverture. Ainsi, comme l’écrit Axelos, « ce qui en elle cherche à se frayer un passage, à venir au monde ne trouve pas facilement, aisément, un terrain propice » (p.43). 
Le monde (en italique dans le livre) signifie bien plus que le monde de la totalité de ce qui est et se fait, le monde empirique des sujets et des objets. Le monde est la totalité ouverte, le jeu du Temps englobant tous les mondes singuliers et comprenant passé-présent-avenir. C’est cela qui anime et inspire ce questionnement, impliqué dans le jeu du monde, qui est dit et pensé par Axelos dans ce livre avec une rigueur hautement spéculative et méditative, et c’est cela qui donne à penser à ceux qui éprouvent le monde en question. Axelos est un incontournable si l’on veut comprendre l’horizon du pas suivant et les enjeux qui nous concernent. Ce penser, qui précède, assume, traverse et dépasse la philosophie et « qui reste pour le moment clandestin » tout en étant bien souvent aux prises avec l’intenable et l’injouable, tente néanmoins de dire et de faire une percée non pas vers un autre monde mais vers le monde. En essayant de « penser le jeu caché de tout le pensable, à partir de l’impensé », nous dit Axelos, « l’heure du questionnement intrépide a sonné », bien qu’en ce temps présent où l’on ne veut presque rien savoir de la pensée questionnante, cela ne soit pas entendu. Ce questionnement « qui nous questionne et que nous mettons en question », en fait il n’existe pas car il se déploie, il joue. Et il ne date pas d’hier. Ayant commencé « à surgir dans les temps immémoriaux, formulé ou non affronté », écrit Axelos, l’itinérant questionnement « poursuit son chemin qui n’a ni commencement ni fin ». 
La pensée questionnante et affirmante entretient aussi « un lien bien profond avec la poésie » et elle est traversée par le questionnement impliquant l’approche et l’éloignement. Habitée par une sorte de radicalité métamorphosante et devant « affronter constamment ce qui vise à la détruire », elle surmonte aussi « la misère du temps présent » et elle implique « une parole qui ne se tient pas prisonnière du désert » (p. 111). Ce questionnement qui est en jeu et qui « œuvre dans les tréfonds du temps » n’est ni invisible, ni ineffable car « tout au contraire, il aspire à l’ouverture ». Il concerne le centre du rapport homme et monde, c’est-à-dire du jeu caché « qui outrepasse tous les jeux singuliers et universels » et qui est « uniment et différentiellement cosmique, vital, psychique, social et historial ». Il traverse le jeu de l’homme (sens générique), il joue à travers lui et par-delà lui. Nous sommes traversés, affirme Axelos, « par « quelque chose » – un jeu, le jeu – qui joue en deçà de nous, avec nous, par-delà nous » (p. 9). C’est pour cela aussi que l’homme moderne, de plus en plus réduit à la subjectivité –tellement avancée qu’il n’est pas en notre pouvoir de la sauver, note Axelos –, est voué à la brisure, phénomène déjà visible. Et sans trop qu’il sache, il est appelé à un changement de rapport au monde car « secoué de fond en comble, il n’arrive pas à se tenir debout, quand les bases de sa prétendue auto-fondation, de son auto-production sont fortement ébranlées » (p. 27). Pour ce changement, cette métamorphose, il est aussi « nécessaire de se libérer de la pression, de l’oppression et de l’obsession de l’« individuel » et du « social » (p. 70), de questionner la société et la politique cristallisée en Etat bureaucratique et devenue technique de gestion, à la fois embourbée dans le concret et impuissante à ouvrir un horizon. Dans le chapitre IV intitulé justement « La société questionnée », l’auteur écrit que « le jeu social et politique se poursuit mais ne supporte pas l’altitude, a un goût prononcé pour les plaines » (p. 86). Axelos nous fait voir de plus que la technique dominante et son énigme s’imposent à la pensée post-métaphysique et métaphilosophique, pensée qui « est obligée de questionner cet empire de fond en comble, surtout, autant que faire se peut, son énigme » (p. 33). 
Dans ce livre, Axelos nous donne aussi à repenser le nihilisme qui marque notre époque mais qui reste médiocre. Même les analyses vulgarisées et savantes sur le nihilisme le laissent « conforme à la médiocrité ambiante », d’autant plus que le nihilisme ne pense pas, n’éprouve pas le rien puisqu’il l’anéantit sans le savoir, ne soupçonnant même pas « la coappartenance du rien et du monde » (p. 105). De plus, le nihilisme moderne banalise le nihilisme combattu par Nietzsche et qui a affecté sa volonté de le dépasser car, précise Axelos, Nietzsche, qui ouvre aussi un autre questionnement, ne nie pas l’« être » ou le « monde » ni les choses intra-mondaines mais « leurs sens, leurs valeurs, leur vérité » (p. 106). Par-delà la présence et l’absence et au sein de la totalité fragmentaire et ouverte, « il y va d’une émergence qui se dissimule », énonce Axelos, et ce jeu en question « dépasse de loin les questions de l’époque et s’affirme comme le questionnement central, unitaire, originel, inactuel, futur » (p. 49). 
Même si nous sommes encore dans un contexte, un monde, où il n’y a à l’horizon aucune perspective d’une transformation radicale – ce qui fait que la pauvreté d’esprit, la misère psychique et sociale, « le vide de l’âme et l’absence de pensée » continuent et augmentent –, nous pouvons contribuer à ouvrir un chemin, un avenir, « sans tomber dans le piège du plus tard ou du jamais ». Ainsi, en essayant de correspondre à cet appel énigmatique qui met la pensée en mouvement et qui « n’est ni naturel, ni divin, ni humain », écrit Axelos, « nous pouvons audacieusement contribuer à notre devenir en laissant et faisant advenir, sans dieux et par-delà les hommes et les sociétés, le sacre d’un monde» (p. 77). Au-delà et loin de la mentalité dominante passablement usée et réductrice, il y va de comprendre et de tendre à assumer pensivement, poétiquement et activement ce questionnement, tout en n’oubliant pas qu’« errer poétiquement, aussi, c’est oser reconnaître que la dévastation, redoutable, n’a pas à nous paniquer » (p. 114). 
Malgré l’affairement, la lassitude et la désignifiance qui frappent grandement le monde et que nous devons assumer tantôt tant bien que mal, mais avec une certaine sérénité, nous avons à faire preuve d’amor fati, d’amitié pour le « destin » et en jouant le jeu du monde, vers l’ouverture proche et lointaine. Car « le jeu du monde, ouverture première et secrète, espace-temps de toutes les métamorphoses, constitue le centre du questionnement plein de sérénité et d’inquiétude » (p. 12). De plus, tout en se souvenant, par-delà espoir et désespoir, de cette parole de Rimbaud souhaitant « qu’il vienne, qu’il vienne le temps dont on s’éprenne », nous constatons avec Axelos que « les rôles du mage et du sage, du héros ou du saint, du prophète ou du poète, du philosophe ou du savant omniscient sont révolus », mais, par contre, « ce qui les animait peut être vécu – non pas dans le culte du vécu – avec endurance, flamme et patience, pensée et poéticité » (p. 73). Ce questionnement, qui peut ne pas être reconnu en tant que tel et qui peut passer pour intempestif, « constitue ses propres précurseurs qui l’instituent », affirme Axelos, et « correspond secrètement avec l’avenir » (p. 110). Ainsi peut s’ouvrir un chemin.

Michel Malette

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Lettres et lois 
Le droit au miroir de la littérature 
Ouvrage collectif sous la direction de François Ost, Laurent Van Eynde, Philippe Gérard, Michel van de Kerchove, 
Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 2001

Le terme de « bissociation » a été forgé par A.Koestler. Ce concept d’une profonde pertinence heuristique veut désigner la mise en relation productive de deux disciplines ou univers de savoirs a priori non liés, apparemment hétérogènes sinon incompatibles. Le progrès de la connaissance ne serait souvent dû qu’à de telles mises en relation originales ou inattendues qui créent une branche nouvelle de savoir ou aident aux inventions. 
 Les deux champs du droit et de la littérature, ici rapprochés, paraissent a priori avoir des visées contradictoires sinon des finalités antinomiques. La pratique des lettres renverrait à l’imaginaire, à la création artistique comme telle ou à la catharsis des passions humaines. Elle existe en vue de divertissement ou de sublimation, entre le rêve et la réalité, ré-inventant librement cette dernière. L’identité unique de l’auteur ou de l’œuvre, quel qu’en soit le genre, y sont requis et en fondent la réussite si la postérité retient des titres et des noms. Le droit quant à lui viserait à la généralité, à une forme d’universel dans le registre du permis et de l’interdit. Il se place au dessus des sujets individuels ou collectifs, des cas particuliers qu’il rapporte à la norme, des litiges tranchés par une loi, en principe égale pour tous. La littérature serait de l’ordre d’une création arbitraire, singulière et vivante. Le droit se référerait à un ordre rationnel et aux valeurs d’un consensus abstrait. 
L’ouvrage prétend qu’il n’en va pas ainsi si l’on creuse l’essence de l’un et l’autre domaines. Outre leur caractère textuel commun, le traitement de situations spécifiques dans chacun des corpus, la présence de récits narratifs chez l’un et l’autre, on peut les rapporter ensemble à une activité productrice d’écriture et de discours. Tous deux ont à voir avec une expression propre mais qui n’en reste pas moins un discours de l’humain en situation. Un roman est écrit aussi bien qu’un code ou une loi, un jugement ou une jurisprudence transcrit dans une narration aussi bien qu’une nouvelle et pourquoi pas un poème. Ils ont en commun de vouloir saisir un moment naturel, humain, social, historique, une vérité à atteindre et parfois un dénouement, après une question. Le fond lui-même des deux discours est peut-être aussi traversé par un manque sinon une quête idéale. La littérature se réclame d’un tel projet. Le droit semble vouloir traiter d’une autre matière mais pourrait bien être à la même enseigne. Il ne serait pas l’absolu pour lequel il se donne. 
La quinzaine d’études présentées est impressionnante par la qualité des analyses, la double culture juridique et littéraire de chacun des auteurs, leur maîtrise d’œuvres difficiles. Elles font ressortir plusieurs problèmes ou situations relevant du droit dans de grandes œuvres littéraires, à moins que ces mêmes thèmes universels n’appellent son écho : la rivalité et l’ordre social (Eschyle), la réparation et le pardon (Shakespeare), l’essence de la loi (Kafka), le droit comme institution et processus (Balzac), le crime et son procès (Dostoïevski; Musil), la responsabilité (Hoffmann) ou la magistrature elle-même et ses agents (Balzac, France, Bernanos), la mise en procès (Kleist) (...). De telles « lectures » d’œuvres qu’il serait trop long de citer, ouvrent incontestablement un vaste horizon herméneutique où en effet le droit peut se réfléchir « au miroir de la littérature ». 
Le caractère novateur de ces travaux mérite d’être signalé. L’avantage de la trans-historicité, d’un travail circulaire d’herméneutique éclairant un référent essentiel de la conscience humaine ou de la vie des sociétés, l’alternance enfin d’un jeu permanent entre structure et fonction, sont ici évidents. La critique littéraire elle-même pourrait trouver là une entrée idéologique et sémantique neuve, au delà du champ formel et stylistique. 
Sur ce plan de l’épistémologie et de l’analyse comparative des discours, l’ouvrage met en relief (étude de I..S. Papadopoulos) les travaux de R. Dworkin et de S. Fish, deux auteurs américains importants d’une discipline en formation où l’Université européenne voudrait à juste titre, imprimer sa marque. Ses deux dernières approches qui se voudraient paradigmatiques, la première de la genèse naturelle et de l’ancrage historique du droit prenant en compte une succession de « romans », la seconde de sa relative contingence, sinon de l’arbitraire rhétorique de ses récits constituants, ouvrent des perspectives insoupçonnées à un renouvellement de la philosophie du droit. Celui-ci ne serait plus alors envisagé comme nature au sens d’Aristote ou comme culture dans le registre hégélien, mais comme institutionnalisation historique, symbolisme différentiel et fondateur (Arendt), et aussi relativation de ses réalisations dans l’histoire et l’Institution. 
Que le rapprochement soit ici fait, à travers de multiples analyses croisées, d’œuvres, d’époques et d’enjeux d’un supposé réel –symboliquement éternisé (le Juste, le Bien, La Justice et le Droit) – et de l’imaginaire toujours à l’œuvre dans son acte d’institution inconsciente, mise à jour ou à libérer, ainsi que le pensait un Castoriadis – est particulièrement stimulant, au plan intellectuel, mais aussi politique. Que le droit soit relatif à l’Histoire, qu’il puisse évoluer, changer, s’instituer en permanence en prenant en compte un principium (par exemple, national) ou une arkhè (pourquoi pas des symbolismes onto-théologiques comme ceux de l’Islam, ou confucéens ou des utopies, telles que le 19ème siècle voulut en fournir au monde), laisse ouverte la porte à une véritable création de droits différenciés et pas forcément homogènes, comme peut le penser un Fukuyama. 
La tendance est aujourd’hui un peu facile de favoriser le gouvernement des Juges ou de laisser s’opérer une prise de pouvoirs par eux. On constate encore celle du principe – se voulant universalisé par l’Occident – des fameux « droits de l’Homme », sous une réalité seulement formelle, non matérialisée ni crédible eu égard à l’état du pouvoir, sinon abstraite. Ces deux courants judiciarisant et d’autres de même inspiration, pourraient ou devraient avec profit, se tourner vers le miroir amplificateur de la critique culturelle et sociale, des diagnostics cliniques sur les valeurs du Temps, d’une pensée à réfléchir du « monde devenu », autant qu’à présent de l’Injuste, de l’Inégal, sinon du Différent, toutes images à recueillir et où la Littérature, comme discours et éclairage par d’autres mots, a sans doute à jouer un rôle majeur d’éclaireur paradoxal du Droit, travaillant dans l’invisible ou en pleine lumière, présente ou passée. 
Comme l’annonce l’ouvrage « le courant ‘’droit et littérature’’, très développé aux Etats-Unis, est encore embryonnaire dans les pays de langue française ». On peut en effet le regretter et souhaiter à ce champ nouveau d’investigation et de recherches un brillant avenir européen.

Claude-Raphaël Samama

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La pensée herméneutique de Dilthey. 
Entre néokantisme et phénoménologie 
par Jean-Claude Gens, Presses Universitaires de Septentrion, 2002

La philosophie de Dilthey est encore méconnue. Prise entre Hegel et l’idéalisme, Kant et le néokantisme d’une part, Husserl et la phénoménologie puis Heidegger d’autre part, elle se voit obombrée dans sa spécificité herméneutique. Or, Dilthey est bien plus qu’un épistémologue des sciences de l’esprit car il élabore une philosophie herméneutique dont l’un des principaux mérites est d’inscrire la théorie de la connaissance à l’intérieur d’une philosophie de la vie. Mais saisir la vie humaine, c’est la comprendre dans son historicité ; savoir l’interpréter comme totalité en devenir des productions de l’esprit humain. Et comme le dit très justement Jean-Claude Gens : « (…) en tant que savoir, l’herméneutique est l’idée au sens kantien, du savoir de cette totalité ». 
L’herméneutique de Dilthey conduit ainsi à jeter les bases d’une nouvelle logique, et sur le fond d’une critique des catégories de la logique traditionnelle, à penser les catégories susceptibles de saisir la vie. Avec rigueur et méthode, J.Cl. Gens nous fait découvrir comment Dilthey creuse son cheminement herméneutique, notamment en se confrontant au néokantisme (Rickert, Windelband) et en rencontrant la phénoménologie dans les Recherches logiques de Husserl. Ce second aspect est particulièrement passionnant dans l’ouvrage. Husserl et Dilthey se lisent, s’estiment mais ne s’entendent guère. Certes l’un et l’autre affirment une corrélation essentielle entre la conscience et le monde. Cependant Husserl, par la réduction transcendantale, compte révéler le sujet constituant, alors que pour Dilthey on ne peut remonter en amont de l’expérience primitive d’un « y-être » unitaire, antérieur à toute scission sujet-objet. Husserl veut reconstituer la vie selon des entités abstraites, juge Dilthey qui, en revanche, veut comprendre « le tout de la vie » dans son déploiement dynamique et ses expressions historiques. C’est pourquoi J.Cl. Gens nous montre dans une troisième partie comment Dilthey en vient à élaborer une logique poétique du monde, puis à passer d’une herméneutique de l’œuvre d’art à une phénoménologie du monde. Toutefois celle-ci ne repose pas sur la question de l’être, comme le fera Heidegger qui voudra dépasser l’influence de Dilthey, mais sur l’appréhension poétique d’un incommensurable informe que sut dire Hölderlin. 
Tout au long de son étude, l’auteur nous suggère la parenté spirituelle de Dilthey avec Vico et Goethe. On eût aimé en savoir plus sur l’héritage chez Dilthey de ces penseurs des formes historiques et vicissitudinales du faire naturel ou humain. 
Néanmoins, l’ouvrage de J.Cl. Gens apparaît comme une invitation convaincante à retrouver et à poursuivre les philosophies de la vie et les herméneutiques de notre situation naturelle et historique. C’est en effet dans de telles eaux que l’on apprend à reconnaître le jeu de la contrariété et de l’altérité. Laissons le dernier mot à Dilthey : « L’homme n’apprend pas ce qu’il est en ruminant sur lui-même (…) ; il l’apprend par l’histoire ».

Philippe Forget

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Développement mondial et culturalités 
Essai d’archéologie et de prospective éco-culturales 
par Claude-Raphaël Samama, 
Maisonneuve & Larose, Paris, 2001

Peut-on penser le monde par delà son devenir ? Tel serait la question que pose cet ouvrage qui affronte le décloisonnement des disciplines et la synthèse du savoir. 
Depuis que la pensée contemporaine occidentale s'est trouvée face à l'incontournable nécessité de la mise à jour des concepts marxistes comme outils d’analyse du monde, beaucoup d’auteurs ont tenté de proposer d'autres modèles sans toutefois construire, à partir d'eux, un cadre cohérent et tenant compte des données actuelles des conquêtes théoriques de la science. Economique, politique, culturel, individuel, groupal, tous ces schèmes mentaux organisent toujours la pensée (occidentale) sans toutefois ni toujours parvenir à en préciser les relations. L’absolue prépondérance de l’économique sur les autres secteurs de la praxis humaine a été une affirmation qui a demandé (et obtenu) d’être affinée. Prépondérance absolue d'une composante de la réalité humaine sur les autres qu'elle unifie en leur apportant un éclairage unique ? On le voit, nous voilà revenus au vieux problème du Parménide de Platon, au terrible choix devant lequel il nous place face à l’Un et au Multiple. La multiplicité des apparences, dans leur particularité et leur éphémérité, a-t-elle besoin du sens qu'est censé leur donner un paradigme unique ? La seule «réalité» est-elle tout entière en ce Multiple vécu dans sa quotidienneté matérielle et sensible, dans le prix d’une salade, le vote émis, ou la poésie ressentie ? Est-elle dans mon seul moi ou dans l’universel que j’appréhende plus ou moins ? Le problème, depuis Platon (et ce malgré l’apport du courant hégélien), demeure présent. Et Cl.R.Samama, a le courage de l'affronter. Pour lui, – selon la lecture que nous en avons – , cet Un source de sens pourrait être l’ensemble des réalités particulières formant un système dans le cadre de la culturalité. Cette culturalité serait comme le bain signifiant de tout objet du monde. 
Comment s’y prend-il ? En premier lieu, il prend en compte l’inévitable héritage du kantisme en rappelant que toute réalité dite objective n’est que le produit d'une objectivation par une conscience. Notre pensée ne reflète pas un monde d’objets mais nous apporte une représentation du monde. Idée forte déjà rappelée par le courant contemporain dit de la complexité. 
Il ajoute et regrette – à juste titre, selon nous – que notre monde actuel ne paraît pas tirer les leçons de ses propres avatars passés. Il ne pense pas selon ce qui est mais selon ce qui a été. Il semblerait, actuellement, que l’adage – plus que le principe – essentiel du processus cosmique et humain réside dans l’éternel recommencement de toutes choses selon le vieux et pathétique cri de l’Ecclésiaste. Dans le cadre de notre mentalité occidentale, nous demeurons dans les geôles d’une pensée post-platonicienne figée dans une éternité qu'elle s'octroie malgré les rappels à l’ordre – ou au désordre – de notre vécu. Notre pensée actuelle semble réticente à devenir orpheline de l’Un, de l’homogène, de ce qui demeure, par delà les turbulences éphémères, égal à lui-même, l'immuable et l'intemporel. Et les religions deviennent, en ce sens, le prototype de ce type d’appréhension du monde. Samama le dit fort bien en attribuant aussi souvent que possible cette revendication de l’Un hégémonique comme une réaction de la civilisation occidentale à ses propres particularismes technologiques et humains. Lassés de ne voir que petit, nous serions amenés à briser les cadres étroits de l'individuel pour ne s'abreuver que de l'universel stable et sécurisant. Analyse pertinente de l'auteur, certes, mais quel est le visage de cet « universel » ? Nous voici revenus au problème initial: quel est l'Un face au foisonnement des Multiples ? 
Pour répondre à cette question, il est fait un retour à une appréhension phénoménologique du monde et de l'humanité, en particulier. Derrière l'homme, il veut retrouver l'être-au-monde, par delà les multiples symbolismes qui ont tenté d’y répondre – de l’Occident à ses contre-points orientaux plus ou moins extrêmes et le processus de leurs « assignations ». Il rappelle que – peut-on lui en faire grief ? – l'économie ne concerne pas l'homme mais une personne concrète qui produit et consomme, certes, mais en relation avec les autres dimensions de son être anthropologique avec, en son centre, une (ou des?) valeur. Samama rejette l'écartèlement de la personne en différents secteurs (ou étages). On ne peut être que œconomicus, ni seulement penseur, ni seulement amoureux … L'analyse cartésienne du monde a, certes, durant des siècles, accompli son travail d'analyse et de clarification, mais, à présent, il faut reconstruire l'édifice clarifié en redonnant à chaque étage la place qui lui revient avec et grâce ou en dépit des autres. C'est en ce sens que la thèse parle, nous semble-t-il, de concret. Et nous la suivons en la matière. 
Puis vient le grand saut que l'auteur tente pour jeter un regard prudent mais à la fois audacieux sur demain. Dans le sillage de Max Weber, il tourne délibérément le dos à la recherche des origines dans laquelle il montre à juste titre combien, jusque là, elle a été aléatoire et stérile. Ce qui lui importe ? C'est, plutôt, le monde vécu, lourd de son histoire, en un mot, le monde devenu dont il tente de tracer le portrait à la lumière de son processus même. Ce faisant, il semble reprendre les grandes lois épistémologiques qui, à ce jour, ont apporté les preuves de leur efficience :  déceler les mécanismes du monde devenu pour en induire le devenir lui-même. En un mot, la vision du monde, ici, est celle du mariage des ex-divorcés : le monde déchiré de l'homme et des choses est appréhendé comme celui de leurs retrouvailles dans une unité dialectique où l'un et l'autre persistent dans leur existence et leur prétention à être. 
Quelques questions néanmoins : pourquoi aborder la question des fins du monde après avoir repoussé celle des origines. Les même arguments – ceux se référant à l'infini – n'éloignent-il pas des unes comme des autres ? Et puis, les fins du monde sont une question où n'est pas étranger l'action de l'homme lui-même sur l'objet de son appréhension. Autrement dit, dans quelle mesure les « fins » du monde ne dépendent-elles pas aussi, en partie du moins, de l'intervention humaine, individuelle et sociale ? Parler de « fins » ne réintroduit-il pas la dualité homme-monde de laquelle Samama semble parfois souhaiter s'extraire ? 
Et si nous devions revenir à nos grands classiques, l'être unificateur des choses ne serait-il pas le fait qu'il soit lui-même en un infini devenir … sans pourtant donner à cette idée le développement que Hegel lui a donné de justification d'un esprit pur. L'être est impossibilité de l'être permanent. Il est la non-permanence de tout. 
Et il y a bien d'autres questions que soulève Cl.R Samama, bien d'autres qui lui viennent de la richesse de son argumentation de philosophe-anthropologue et de l'audace de ses visions de demain. A lire avec un point de cette interrogation susceptible de détecter l'insolite derrière l'évident.

Hubert Hannoun

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L’étranger, l’identité. 
Essai sur l’intégration culturelle. 
par Toshiaki Kosakai, 
Payot, 2000

Tout en devenant de plus en plus technologique et « matérialiste », ce monde se donne implicitement des enjeux symboliques immatériels, spiritualistes et civilisationnels, de plus en plus importants. La culture – ou comme nous disons – la « culturalité » des peuples sera, si ce n’est déjà fait, au centre du politique de l’économique, de l’humain – au sens ici de la relation de l’homme avec lui-même et évidemment avec les autres. 
L’ouvrage de Kosakaï tente de penser à sa manière le changement social, la constitution des identités nouvelles, les mécanismes profonds de l’acculturation. Riche de nombreux exemples de contextes où l’identité culturelle, originaire, acquise ou transformée – inclus celle des juifs ou des israéliens –, avec surtout la problématique originale sinon singulière des Japonais, il se propose d’avancer un certain nombre de thèses, sur ce sujet qui nous est proche. 
La culture n’est pas quelque chose de statique, une donnée substantielle qui n’évoluerait pas et s’imposerait passivement aux individus. Elle est construite ou plutôt reconstruite à partir de mécanismes que l’auteur tente d’élucider à travers au moins deux paradoxes. Le premier serait que l’acquisition par l’étranger d’un nouveau modèle culturel est d’autant plus probable et réussie qu’elle s’appuie sur le noyau dur maintenu de la culture initiale préservée, « frontière » protectrice et appui indispensable à une acculturation acceptée ou recherchée. Le second invite à penser la culture comme cette « fiction » où nous sommes dupes de ce que nous voulons accréditer. Nous croyons à ce qui nous arrange et adhérons à ce qui est nécessaire à notre survie sociale, culturelle, parfois d’ individu minoritaire ou étranger. Ainsi conçue, l’identité culturelle est un phénomène relatif et provisoire, elle n’a pas d’opacité ou de caractère absolu, sauf à être entretenue par des « autoduperies », des fictions acceptées, des illusions collectives maintenues par influence ou conditionnements. En matière d’intégration, ni le modèle du communautarisme américain, ni celui de l’universalisme laïque et républicain français ne trouvent grâce aux yeux de Kosakaï. Seule peut-être, longuement étudiée, la voie japonaise d’un développement par maintien de soi et emprunt à l’altérité occidentale lui paraît correspondre à une conception exemplairement dynamique et ouverte. 
Outre le caractère parfois universitaire des démonstrations – en particulier sur les processus d’influence, empruntés entre autres à Moscovici – et des allers et retours constants entre illustrations culturales, expériences de laboratoires et pétitions de principe, cet ouvrage dérange et ne convainc pas. On a même parfois le sentiment d’une argumentation pro origine, érigeant en effet le modèle de développement et d’acculturation, japonais, en exemple universel à suivre, passage obligé ou voie facile sous couvert d’une apparence démonstrative. 
Si les identités individuelles et collectives sont en effet soumises au temps et au changement, aux échanges et aux emprunts, à l’assimilation d’éléments étrangers à elles-mêmes, au métissage, à toutes sortes de mutations et de constructions plus ou moins conscientes, on ne peut en ce qui les concerne faire abstraction des niveaux du symbolique, de l’inconscient cultural surdéterminant. Nous avons montré ailleurs comment fonctionnent d’autres modes d’adhésion aux croyances, et surtout interviennent des déterminations qui les conditionnent et sont à chercher, dans des corpus originaires créant des assignations, c’est à dire des « vocations » dans le monde, pour reprendre le terme weberien. Cette source fondatrice reste occultée dans cet ouvrage alerte et foisonnant. A fortiori derrière la thèse de la « frontière identitaire » dont l’en deçà symbolique est considéré par l’auteur comme influençant la potentialité à s’acculturer en restant soi-même, mais sans être explicité ou défini. Incontestablement un tel modèle partiel fonctionnerait assez bien pour la nipponité, moyennement pour la culturalité chinoise – peu évoquée, l’indianité, certes – qui ne l’est pas plus. Le judaïsme quant à lui, pour certains aspects, s’y intègre, avec du symbolisme et de la vocation, accrus. Mais qu’en serait-il ici de l’Islam – peu cité ? Et de l’Occident, porteur de ses seules valeurs propres pendant des siècles, phagocyte d’autres cultures minoritaires, pas moins dignes ? 
Ne faut-il pas alors regarder plus au fond du discours et des corpus symboliquement fondateurs où la culturalité des peuples plonge ses racines et parfois produit des branches récalcitrantes à se mêler ou des futaies faiseuses d’ombres ? Ou de lumières ?

Claude-Raphaël Samama

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La maladie de l’Islam. 
par Abdelwahab Meddeb, 
223 p, Paris, 
Le Seuil, 2002

Certains livres peuvent redonner confiance dans les perspectives de l’esprit, ses capacités critiques, et dans le contexte de la crise contemporaine des cultures, faire apprécier le courage intellectuel. A fortiori quand les questions débattues sont explosives, sujet à polémiques, conflits d’interprétations, confrontations pas seulement théoriques mais aujourd’hui violentes… 
L’ouvrage d’A.Meddeb se propose d’instruire l’examen critique de l’Islam, après les évènements du 11 septembre qu’ont voulu signer une partie de ses sectateurs. Pratiquant la clinique – ce qu’induit le titre –, l’archéologie au sens de M.Foucault, l’exégèse et la citation à partir de la langue arabe maîtrisée, l’analyse comparative des cultures, ce travail éclairant et constructif devrait contribuer à approfondir le débat interne au sein des sociétés musulmanes, mais aussi leurs rapports idéologiques et politiques avec l’Occident. 
Né au 7éme siècle de notre ère, ayant connu la grandeur, l’ouverture, la création esthétique et les triomphes de son expansion jusqu’au 11ème siècle en Europe et jusqu’au 15ème vers l’Asie centrale, servant même de modèle ou de ferment à la science occidentale, l’Islam s’est ensuite sclérosé. Il est trop vite devenu l’enjeu des interprétations sectaires, des rivalités théologiques, des surenchères dogmatiques, au détriment de son premier message de foi, de relative tolérance, de liberté et d’une forme neuve d’humanisme. Pire, le déploiement de l’histoire n’a fait advenir pour lui que le repliement et un rétrécissement de sa vocation spirituelle, comparée à ce qu’elle fut au siècle de sa splendeur entre les Averroès, Avicenne, Ibn’Arabi, Khayam ou Hafiz… 
La deuxième partie qui s’intitule « genèse de l’intégrisme » est particulièrement éclairante. Le moindre des paradoxes, sur lequel l’auteur revient à plusieurs reprises, n’est pas que les Ecoles juridiques de l’Islam les plus authentiques et leurs fondateurs les plus éclairés, soient de nos jours les moins influents. Si Ibn’Hanbal (9ème) reste modéré dans sa lecture du Coran, Ibn’ Tammiya (14ème) élabore une plus forte orthodoxie, que poussera encore plus loin Ibn’Abd’al Wahab (18ème), légiste qui inventera un faux purisme et dénaturera le message initial : «…scribe sans une once d’originalité. On n’ose même pas attribuer à ce dernier le statut de penseur », (p.68). Sa doctrine est pourtant celle officielle de l’Arabie saoudite. Elle a été la base des discours intégristes de A.Mawdûdi (1903-1979) et S.Qutb (1929-1966) penseurs de référence des supposés fondamentalistes d’aujourd’hui. Le Wahabisme est la source doctrinale d’Al’ Quaïda et de son projet d’un Djihad mal compris. 
La liaison du théologique et du politique est un des aspects assez passionnant de la démonstration. L’auteur montre bien, à chaque période étudiée, comment une logique, si l’on peut dire sacerdotale, est à l’œuvre depuis l’origine. L’Islam politique naît bien de la succession mahométane. D’abord avec le Califat – et la question de sa légitimité –, puis l’émirat, le sultanat (turc) et les formes diverses du vizirat. L’Imam, gardien du texte, tente lui d’arbitrer, et aujourd’hui encore, entre les précédents qui ont pris les figures modernes de la représentation du pouvoir politique. Bien évidemment est alors posée la question de la démocratie. 
Une autre idée forte de l’ouvrage est la liaison, non apparente, qui s’est établie depuis longtemps entre des Etats-Unis puritains et ce courant faussement religieux de l’Islam qu’est le Wahabisme, où ils ont cru voir d’abord un mouvement libérateur (…). En Afghanistan, Pakistan, Arabie saoudite (…). Au lieu d’une guerre pétrolière contre l’Irak, les pays du monde dit libre, auraient mieux fait d’intervenir pour empêcher la destruction des Bouddhas de Bamyan, avant le retour, symbolique et réel, de boomerang sur les Twin Towers. (Ch.26) ! Il est facile de s’insurger contre le terrorisme quand n’ont pas été découragées des alliances économiques objectives avec certaines puissances arabes, dont celle de l’argent. 
Parmi d’autres paradoxes qui méritent d’être creusés, l’auteur insiste encore sur la fascination des terroristes musulmans – et parfois d’une jeunesse islamiste très occidentalisée – par la technologie occidentale mais aussi sa résistance à la modernité culturelle ou sa condamnation de la liberté de pensée et des mœurs ! La culture de l’Islam d’aujourd’hui est majoritairement amnésique. Sa pointe idéologique est livrée à une ambivalence douloureuse ou terrifiante (Soudan, Algérie, Afghanistan, Pakistan, Arabie, Yémen, Palestine..). L’Occident, de son côté, voudrait oublier ce dont l’Islam a été porteur dans sa propre genèse (de Dante à Goethe – auteurs cités ) ou ce dont il reste investi, comme civilisation incarnant un dialogue fort entre le Dieu universel du Livre et l’homme. La tolérance reste ici le maître mot. Sous le patronage de Voltaire, à plusieurs reprises, invoqué. 
A la maladie de l’islam, parfaitement diagnostiquée, les remèdes s’imposent (Ch. 32) : externes, de « suspension de l’exclusion » dans la pensée et la culture universelles, de réparation des déséquilibres où la question palestinienne est un abcès de fixation, de réforme enfin, de la politique américaine à son égard… ; internes, de tolérance réciproque, entre celle revendiquée des autres et celle à pratiquer par lui, où l’éducation de ses générations et la mémoire du passé authentique, devraient avoir une place essentielle. 
S’il est permis d’élargir la perspective clinique/herméneutique de cet ouvrage, on pourrait souligner ou regretter que les « remèdes » prescrits ne sortent pas du cercle d’où le mal découle selon nous, même si le diagnostic sévère est juste. La question du (ou des) Textes et de leur filiation qui fait question, débat ou dogme, mérite qu’on s’en saisisse ici dans la transparence, l’historicité et l’objectivité des discours. La liberté du commentaire – à la seule aune de sa profondeur intrinsèque – admise et acquise pour l’Ancien et le Nouveau Testament, paraît un enjeu majeur pour la pensée arabo-musulmane contemporaine, où gît peut-être sa vraie révolution. Celle de l’anthropologie « éco-culturale » qui caractérise l’islam contemporain ou pérenne, en est une autre cruciale. Sa différence d’avec l’occidentalité techno-scientifique et individualisante instaure de fait le contrepoint d’un horizon onto-théologique, clôturé et holiste. Il y là un chantier métaphysique et moral immense à ouvrir, au lieu des guerres aveugles ou de la mort faussement héroïque des martyrs, eu égard à l’enjeu d’une pensée-monde. 
On aura compris que le livre de A.Meddeb est un livre important, utile et particulièrement courageux dans un paysage intellectuel musulman souvent conformiste, timoré ou défiant, mais qui souffre aussi des ombres de la prévention ou de la méconnaissance de ceux qui veulent l’investir et le comprendre. Du dedans comme du dehors. On lui souhaite ce double écho.

Claude-Raphaël Samama

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Le cerveau et la pensée 
La révolution des sciences cognitives 
Ouvrage coordonné par Jean-François Dortier, Auxerre, 
Sciences Humaines, 2002.

C’est seulement depuis les Temps modernes que l’homme a pris pour objet de connaissance scientifique, le phénomène de la pensée. Cet ouvrage traite donc des sciences de la pensée, dites aujourd’hui « sciences cognitives ». Celles-ci constituent plus une galaxie qu’un corpus unitaire. La neurologie, la cybernétique et l’intelligence artificielle (IA) ont notamment joué un rôle décisif dans leur naissance et leur développement à partir de la deuxième moitié du XXe. Maintenant les sciences cognitives sont au carrefour de la philosophie, l’IA, la psychologie, la linguistique, les neurosciences et l’anthropologie. 
Outre leur historique, l’ouvrage fait un point remarquable et clair sur les principales découvertes et problématiques des sciences de la cognition. Faisant appel à des experts français et anglo-saxons, de haut niveau, Jean-François Dortier montre comment ces nouvelles sciences rénovent des débats fondamentaux sur les rapports du cerveau et du monde extérieur, l’hypothèse d’une pensée animale, les types d’intelligence et de mémoire. La question de la conscience est abordée à plusieurs reprises : celle-ci existe-t-elle réellement comme centre subjectif des pensées et conduites ou n’est-elle qu’un mot mystificateur qui cache des dispositifs cérébraux non centralisés mais fonctionnant par une réticulation spontanée ? 
De telles questions tournent autour d’un enjeu dynamique des sciences cognitives : le programme de naturaliser l’esprit humain. A l’inverse de Platon et Descartes, de l’idéalisme et dualisme philosophiques, il s’agit de réintégrer l’esprit dans une matière active, de le faire émerger d’une nature dynamique et polymorphe. Cette attitude permet en outre d’avoir une approche plus compréhensive et amical de l’animal ; et elle apprend à l’homme à se considérer comme une espèce parmi d’autres. 
Toujours pédagogique, ce livre est parsemé d’exemples concrets ou d’expérimentations fictives. On y voit combien l’imagination est une faculté stimulante pour l’induction scientifique. Paradoxalement les sciences cognitives semblent peu portées à étudier l’imagination prospective et poétique. Subsumant toutes les opérations cognitives sous la notion de « représentation », concept en somme plutôt statique, elles semblent passer à côté de la puissance motrice des images. Bien des cognitivistes voudraient modéliser la pensée, mais cette volonté est-elle compatible avec l’indétermination du matérialisme ? La modélisation ne correspond pas nécessairement à ce qu’on pensait modéliser. Ce qui ne signifie pas qu’elle n’ait pas sa propre efficace. En effet, elle appartient au bios. L’une des leçons d’ailleurs les plus intéressantes de cet ouvrage est la tension heuristique entre une interprétation purement computationnelle de la pensée et sa compréhension biologique (Searle, Cyrulnik, par exemple). Il semblerait que la biologie doive couronner à l’avenir la galaxie des sciences cognitives. Pour faire œuvre de civilisation, cette galaxie ne doit-elle pas être en fin de compte unifiée et sensée par une nouvelle philosophie du vivant ? N’y a-t-il pas là une nouvelle alliance possible entre sciences et philosophie ? Dans ce numéro consacré à la philosophie opérative de Giordano Bruno, cette question vaut assurément d’être posée, car où vont les sciences et la philosophie si elles ne construisent pas un monde commun ? Il y a là peut-être matière à un nouvel ouvrage, après celui-ci qui mérite d’être lu par tous ceux qui désirent comprendre l’homme dans ses opérations vives.

Philippe Forget